21
Un sacrifice

 

 

 

Je me faufilai entre les barriques et retrouvai la porte des catacombes. J’estimai que, dehors, il restait moins de quinze minutes avant que la nuit soit tout à fait tombée, et que je n’avais guère de temps. Dès le coucher du soleil, mon maître ordonnerait à Alice de convoquer le Fléau pour l’affrontement final.

L’Épouvanteur s’efforcerait de frapper le démon au cœur avec la lame de son bâton. Or, il n’aurait droit qu’à une tentative. C’était courageux de sa part, d’être prêt à se sacrifier ; mais, s’il ratait son coup, Alice en pâtirait. Comprenant qu’il avait été joué et qu’il était définitivement enfermé, le Fléau serait en rage. Alice et mon maître le paieraient de leur vie – à supposer qu’ils soient encore vivants… Si la créature n’était pas anéantie, elle les presserait tous les deux contre les pavés.

En bas des marches, je marquai une pause. Quelle direction prendre ? Ma question trouva aussitôt une réponse. Mon père aurait dit : « Pars du bon pied ! »

Mon bon pied, c’était le gauche. Donc, plutôt que de continuer tout droit, par la galerie menant à la rivière souterraine et à la Grille d’Argent, je pris celle de gauche. Elle était étroite, à peine assez large pour moi, et elle descendait en pente raide sans cesser de tourner, si bien que j’eus l’impression d’être entraîné dans une spirale.

Plus je m’enfonçais, plus il faisait froid : les morts se rassemblaient ! Du coin de l’œil, je percevais des lueurs diffuses : les fantômes du Petit Peuple, formes minuscules qui dansaient çà et là telles des lucioles. J’avais le sentiment qu’ils étaient plus nombreux derrière moi que devant, qu’ils me suivaient, que nous progressions ensemble vers le même lieu.

Enfin, je vis briller la flamme d’une chandelle et j’entrai dans la chambre funéraire. C’était une salle circulaire d’environ vingt pas de diamètre, bien plus petite que je l’avais imaginé.

Une niche, creusée haut dans la roche, abritait l’urne de pierre contenant les restes des Anciens. Au centre du plafond s’ouvrait un trou grossièrement taillé, sorte de conduit de cheminée, où la lumière ne pénétrait pas. De ce trou pendaient deux chaînes.

Des gouttes d’eau tombaient de la voûte, et les parois suintaient d’humidité. Une odeur de pourriture empuantissait les lieux.

Un banc de pierre occupait le pourtour de la pièce. L’Épouvanteur y était assis, les mains serrées sur son bâton. Alice, à sa droite, portait toujours son bandeau et ses bouchons de cire.

Mon maître me regarda approcher sans colère, l’air simplement attristé.

— Tu es encore plus stupide que je le pensais, dit-il d’un ton las lorsque je m’arrêtai devant lui. Fais demi-tour, pendant qu’il en est encore temps !

Je refusai d’un signe de tête :

— S’il vous plaît, permettez-moi de rester. Je veux vous aider.

Il lâcha un long soupir :

— Tu ne rendras les choses que plus difficiles. Si le Fléau se doute de quoi que ce soit, il ne viendra pas. La fille ignore où il se tapit, et je suis capable de fermer mon esprit aux incursions du démon. Mais toi ? Que se passera-t-il s’il lit dans tes pensées ?

— Il a essayé. Il voulait savoir où vous étiez. Et où j’étais, moi aussi. Je lui ai résisté ; il n’a rien tiré de moi.

Mon maître m’interrogea d’une voix sévère :

— Comment t’y es-tu pris ?

— Je lui ai menti. J’ai prétendu que je rentrais chez moi et que vous retourniez à Chipenden.

— Et il t’a cru ?

— Il me semble…

Je n’en étais plus si sûr, tout à coup.

— Eh bien, nous le saurons bien assez vite, quand Alice l’aura sommé de la rejoindre.

D’une voix radoucie, il ajouta :

— Va te placer un peu plus haut, dans le tunnel. Tu pourras tout voir de là. Si l’affrontement tourne mal, tu auras une chance de fuir. Va, petit ! L’heure est venue !

J’obéis, reculant à quelque distance.

Le soleil avait dû disparaître derrière l’horizon, et le crépuscule enveloppait le pays. Le Fléau allait quitter sa cachette souterraine. Sous sa forme désincarnée, il circulait librement à travers les airs et le roc le plus dur. Une fois appelé, il volerait vers Alice, plus rapide qu’un faucon aux ailes repliées fondant sur sa proie comme une pierre. Si le plan de l’Épouvanteur fonctionnait, le démon ne visualiserait pas l’endroit où Alice l’attendait. Une fois piégé dans la chambre funéraire, il n’aurait plus d’échappatoire. Mais nous affronterions sa fureur quand il réaliserait qu’il avait été berné.

L’Épouvanteur se releva et se plaça devant Alice. Il inclina la tête et se tint ainsi un long moment. S’il avait encore été prêtre, j’aurais pensé qu’il priait. Enfin, il avança la main vers elle et ôta la boule de cire de son oreille gauche.

— Convoque le Fléau ! ordonna-t-il d’une voix forte, dont l’écho emplit la salle. Tout de suite !

Alice ne fit pas un geste, ne prononça pas un mot. Ce n’était pas nécessaire. Elle l’appelait en pensée ; il lui suffisait de souhaiter sa présence.

Il n’y eut aucun signe avant-coureur de son arrivée. Un brusque tourbillon glacé, et il fut là. Au-dessus du cou, il était l’exacte réplique de la gargouille de pierre : les crocs acérés, la langue pendante, les cornes et les oreilles d’un chien. Au-dessous, ce n’était qu’une masse noire et informe, une nuée bouillonnante.

Il avait presque récupéré son aspect originel. Sa puissance était énorme ! Quelle chance l’Épouvanteur avait-il de le vaincre ?

Le Fléau se tint d’abord parfaitement immobile, tandis que ses petits yeux furetaient de tous côtés, des yeux d’un vert foncé aux pupilles verticales, semblables à celles d’un bouc.

Puis, comprenant où il se trouvait, il poussa un rugissement de détresse et d’incrédulité, qui se répercuta dans les profondeurs du tunnel.

— Je suis entravé ! Lié de nouveau ! siffla-t-il, et sa voix s’enfonça en moi telle une lame de glace.

— Oui, dit l’Épouvanteur. Tu es ici et tu y resteras, captif à jamais de cet endroit maudit !

— Savoure ta victoire ! Profite de ton dernier souffle, Vieille Carne ! Tu m’as dupé, mais pour quoi ? Que vas-tu y gagner ? Rien ! Les ténèbres de la mort ! Bientôt, tu ne seras plus ; et moi, j’aurais ceux de là-haut. Ils m’obéiront ! Me procureront du sang, du sang frais ! Tu as fait ça pour rien !

La tête du Fléau enfla, la face devint plus hideuse encore, le menton s’allongea, se recourba, comme pour rejoindre le nez crochu. Sous la tête, la masse tourbillonnante prenait chair. La créature avait à présent un cou, des épaules musculeuses, une ébauche de poitrail, recouverts de grossières écailles vertes.

Je savais ce qu’attendait l’Épouvanteur. Dès que la poitrine apparaîtrait, il frapperait au cœur. Le corps se modela jusqu’à la taille.

Or, je m’étais trompé ! L’Épouvanteur n’utilisa pas sa lame. Comme surgie de nulle part, sa chaîne d’argent brilla dans sa main gauche, et il leva le bras.

Je l’avais déjà vu faire ce geste. Je l’avais vu lancer sa chaîne sur Lizzie l’Osseuse, de sorte qu’elle s’était enroulée autour de la sorcière en une spirale parfaite. Lizzie était tombée, le lien d’argent l’emprisonnant des pieds à la tête, si étroitement qu’il lui retroussait les lèvres sur les dents.

La même scène aurait dû se produire ici, le Fléau aurait dû se retrouver à terre, incapable du moindre mouvement. Hélas, à la seconde précise où l’Épouvanteur s’apprêtait à lancer la chaîne, Alice bondit sur ses pieds et arracha son bandeau.

Je suis sûr que ce fut involontaire, mais elle se plaça malencontreusement entre l’Épouvanteur et sa cible, ce qui dévia le jet. La chaîne ne fit qu’effleurer l’épaule du Fléau. À ce contact, la créature poussa un hurlement, et la chaîne glissa sur le sol.

Rien n’était perdu, toutefois. L’Épouvanteur leva son bâton. Il y eut un déclic, et la lame rétractable, faite d’un alliage contenant une importante quantité d’argent, étincela à la lueur de la chandelle. Cette lame qu’il avait aiguisée à Heysham, cette lame qu’il avait utilisée contre Tusk, le fils de la vieille Mère Malkin…

D’un geste vif, l’Épouvanteur visa le cœur du Fléau. La créature tenta une esquive. Trop tard ! La lame lui transperça l’épaule gauche, et elle rugit de douleur. Alice recula, une expression de terreur sur le visage, tandis que mon maître se préparait à un deuxième assaut.

Au même moment, nos deux chandelles furent soufflées, plongeant la salle et le tunnel dans le noir total.

Je battis frénétiquement mon briquet. Une fois la flamme de ma bougie rallumée, je ne vis que l’Épouvanteur, seul dans la chambre funéraire. Le Fléau s’était volatilisé, et il avait emmené Alice !

— Où est-elle ? criai-je en me précipitant vers mon maître, qui secouait la tête d’un air accablé.

— Ne bouge pas ! m’ordonna-t-il. Ce n’est pas fini.

Il regardait le trou noir dans le plafond, d’où pendaient les chaînes. L’une formait une boucle, la seconde, qui touchait presque le sol, était munie d’un crochet à son extrémité. Ce système ressemblait au palan qu’utilisent les maçons pour positionner les pierres fermant les fosses à gobelin.

L’Épouvanteur tendait l’oreille.

— Il est quelque part là-haut, souffla-t-il.

— C’est une cheminée ?

— Oui, petit. Du moins est-ce l’usage qu’on en a fait. Longtemps après l’emprisonnement du Fléau et la mort des derniers représentants du Petit Peuple, des fanatiques venaient offrir des sacrifices à la créature dans cette salle. Le conduit emportait les émanations des holocaustes jusqu’à son repaire, au-dessus, et la chaîne servait à lui monter les victimes. Certains de ces fous ont péri pressés, pour prix de leur intrusion.

Je sentis alors un souffle d’air venant de l’orifice, et l’atmosphère se refroidit. Une brume apparut, envahissant la partie haute de la salle. À croire que les fumées de tous les sacrifices accomplis ici nous étaient renvoyées !

Pourtant, c’était plus dense que de la simple fumée. On aurait dit un tourbillon d’eau noire, suspendu au-dessus de nos têtes. Puis la masse liquide s’immobilisa, formant une surface aussi polie qu’un miroir. J’y distinguai nos reflets : moi, debout près de mon maître, et lui, son bâton à la main, la pointe tournée vers le haut, prêt à frapper.

Je n’eus pas le temps de comprendre ce qui advint ensuite, tant ce fut rapide. Le miroir de fumée se bomba, et quelque chose le traversa avec une telle violence que l’Épouvanteur fut projeté à terre. Il tomba lourdement ; le bâton s’échappa de ses mains et se brisa en deux morceaux inégaux avec un craquement sinistre.

Je restai quelques secondes pétrifié, incapable de bouger, ni même de penser. Puis, tremblant, je m’avançai pour m’assurer de l’état de mon maître.

Il gisait sur le dos, les yeux fermés, un filet de sang coulait de son nez jusque dans sa bouche ouverte. Il respirait !

Je le secouai doucement pour qu’il reprenne conscience. Il ne réagit pas. Je ramassai le plus petit morceau du bâton, celui armé de la lame, long à peu près comme mon avant-bras, et le glissai dans ma ceinture. Je m’approchai des chaînes et levai les yeux.

Quelqu’un devait aider Alice à détruire cette créature une fois pour toutes, et j’étais le seul à pouvoir le faire.

Je m’efforçai d’abord de vider mon esprit, afin que le démon ne puisse lire dans mes pensées. N’ayant pas l’entraînement de l’Épouvanteur, je m’y appliquai de mon mieux.

Le morceau de chandelle entre mes dents, j’empoignai la chaîne simple à deux mains et, plaçant les pieds sur le crochet, la serrai entre mes genoux. J’étais bon au grimper de corde ; l’exercice n’était pas si différent.

Je montai assez rapidement, malgré le froid du métal qui me mordait les paumes. Arrivé sous la surface de fumée, je pris une grande goulée d’air, bloquai mon souffle et enfonçai la tête dans les ténèbres. J’étais aveuglé, et une vapeur âcre, rappelant l’odeur des saucisses grillées, me brûla la gorge.

Soudain, mon visage émergea hors de la nappe. Je tirai sur mes bras pour dégager mes épaules et ma poitrine, et découvris une salle circulaire, presque identique à celle du bas, à part le conduit : ici, il s’ouvrait dans le sol. En face de moi béait l’entrée d’un tunnel s’enfonçant dans l’obscurité. Alice était assise sur un banc de pierre ; la nappe de fumée lui arrivait aux genoux. Elle tendait sa main gauche vers le Fléau, courbé sur elle tel un énorme et hideux crapaud. Il prit ses doigts dans sa gueule et commença à aspirer le sang sous ses ongles. Alice cria de douleur. C’était la troisième fois depuis qu’elle l’avait délivré. Quand il se serait abreuvé, elle lui appartiendrait !

J’avais froid ; j’étais même glacé. L’esprit vide, je me hissai plus haut dans un dernier effort et posai le pied sur le sol de pierre. Le Fléau était trop occupé pour remarquer ma présence. Il se comportait comme l’éventreur de Horshaw : lorsqu’il se nourrissait, rien d’autre ne l’intéressait.

Je marchai vers lui, sortis de ma ceinture le bout de bâton et le levai au-dessus de ma tête, sa lame acérée pointée sur le dos écailleux du démon. Tout ce que j’avais à faire, c’était abattre mon arme pour lui transpercer le cœur. Et ce serait sa fin.

Tandis que je rassemblais mes forces, la peur m’envahit : en mourant, la créature dégagerait une telle énergie que je risquais de mourir aussi. Je deviendrais un fantôme, pareil au pauvre Billy Bradley, qu’un gobelin avait vidé de son sang. Il avait été heureux, au temps où il était l’apprenti de l’Épouvanteur ; il était désormais enterré à l’extérieur du cimetière de Layton. C’était plus que je n’en pouvais supporter.

J’étais terrifié – l’idée de la mort me terrifiait – et je fus parcouru de frissons, au point que le bâton dans ma main se mit à trembler.

Le Fléau dut sentir mon effroi, car il tourna la tête, les doigts d’Alice toujours dans sa gueule, un filet de sang dégoulinant le long de son menton recourbé. À cet instant, alors qu’il était presque trop tard, ma peur s’évanouit. Je sus pourquoi j’étais là, face au Fléau. Maman avait écrit dans sa lettre : En cette vie, il est parfois nécessaire de se sacrifier pour que d’autres soient sauvés. Elle m’avait annoncé que, des trois qui affronteraient le Fléau, deux seulement sortiraient vivants des catacombes. J’avais plus ou moins songé que ce serait Alice ou l’Épouvanteur qui mourrait, et je réalisais que c’était moi.

Jamais je n’achèverais mon apprentissage, jamais je ne deviendrais le nouvel Épouvanteur. Cependant, en offrant ma vie, je pouvais les sauver tous les deux. J’étais serein. J’acceptais, simplement.

Je suis certain que le Fléau comprit mon intention. Pourtant, au lieu de se jeter sur moi pour me presser à mort, il tourna de nouveau la tête vers Alice, qui lui adressa un mystérieux sourire.

Je frappai vite, de toutes mes forces, visant le cœur à travers son dos. Je ne sentis pas la lame s’enfoncer ; soudain, un voile noir passa devant mes yeux ; je me mis à grelotter de la tête aux pieds, perdant le contrôle de mes muscles. La chandelle tomba de ma bouche, et je m’effondrai. J’avais manqué le cœur !

L’espace d’une seconde, je me crus mort. J’étais dans les ténèbres, et le Fléau avait disparu.

Je tâtonnai par terre à la recherche de ma chandelle et la rallumai. D’un signe, j’ordonnai à Alice de ne faire aucun bruit. Dressant l’oreille, j’entendis, dans le tunnel, un martèlement de pattes ; on aurait dit un gros chien.

Je glissai le morceau de bâton dans ma ceinture, sortis de ma poche la chaîne d’argent de maman et l’enroulai autour de mon poignet gauche. De l’autre main, je ramassai la chandelle et, sans plus attendre, je me lançai à la poursuite du Fléau.

— Non, Tom ! Non ! Laisse-le ! me cria Alice. C’est fini ! Tu peux retourner à Chipenden !

Elle se jeta sur moi, mais je la repoussai avec violence. Elle tituba et faillit tomber. Quand elle me rattrapa, je levai ma main gauche pour qu’elle voie la chaîne :

— Ne bouge pas ! Tu appartiens au Fléau désormais. Reste à distance, ou je t’entrave toi aussi !

Le Fléau s’étant abreuvé de son sang une ultime fois, aucune des paroles de cette fille n’était fiable. Elle ne serait libérée que par la mort de la créature.

Je lui tournai le dos et repris ma course. Devant moi, j’entendais le Fléau ; derrière, le claquement des souliers d’Alice, ses souliers pointus…

Soudain, le bruit de pattes cessa.

Le Fléau s’était-il réfugié dans une autre partie des catacombes ? Je fis halte pour écouter, puis continuai prudemment. C’est alors que j’aperçus quelque chose sur le sol. Je m’approchai. J’eus un haut-le-cœur et manquai de vomir.

À terre gisait Frère Peter. Il avait été pressé. Son corps était écrasé sur les pavés ; seule sa tête était intacte, et, dans ses yeux écarquillés, on lisait l’épouvante qui l’avait saisi au moment de la mort.

Cette vision m’horrifia. Pendant mes premiers mois d’apprentissage, j’avais été affronté à bien des scènes affreuses ; j’avais côtoyé des morts et manqué moi-même de périr à plus d’une occasion. Mais c’était la première fois que je voyais le cadavre de quelqu’un qui m’était proche et qui avait connu le plus cruel des trépas.

J’étais là, à contempler le pauvre frère Peter. Ce fut l’instant que choisit le Fléau pour surgir de l’obscurité. Il me fixa, ses yeux verts luisant dans le noir. Son poitrail énorme, musculeux, était recouvert d’une fourrure grossière ; ses mâchoires ouvertes révélaient deux rangées de crocs jaunes et acérés. Une substance épaisse dégouttait de sa langue pendante ; ce n’était pas de la salive, c’était du sang.

Soudain, il se rua vers moi.

Je préparai ma chaîne. Alice cria.

À la dernière seconde, je réalisai que le Fléau avait changé d’angle d’attaque. Sa proie était… Alice !

J’étais stupéfié. C’était moi qu’il devait craindre, pas Alice ! Alors, pourquoi se jetait-il sur elle ?

Instinctivement, je visai ma cible. Dans le jardin de l’Épouvanteur, j’atteignais le poteau neuf fois sur dix. Ici, ce serait différent.

Le Fléau progressait par bonds. Je lançai la chaîne, qui se déploya comme un filet et retomba en spirale…

Toutes ces heures d’entraînement avaient payé : la chaîne s’enroula étroitement autour du démon. Il se débattit en hurlant, cherchant frénétiquement à se libérer, à disparaître ou à changer de forme. Vite, lui transpercer le cœur ! Je courus à lui et tirai la lame de ma ceinture. Ses yeux plongèrent dans les miens. Ils brûlaient de haine, et j’y lus de la peur, l’absolue terreur de la mort, l’épouvante du néant. Une voix aux accents désespérés retentit dans ma tête :

Pitié ! Pitié ! Rien pour nous, après la mort ! La nuit ! Le néant ! C’est ce que tu veux, garçon ? Tu vas mourir, toi aussi !

— Non, Tom ! Ne fais pas ça ! hurlait Alice derrière moi, sa voix se mêlant à celle du Fléau.

Je ne les écoutai pas. Quoi qu’il puisse m’advenir, le Fléau devait être détruit. Alors qu’il se tortillait entre les maillons de la chaîne, je frappai à deux reprises. Lorsque je voulus porter un troisième coup, le Fléau avait disparu. Un grand cri retentit. Était-ce la créature, Alice ou moi qui l’avait poussé ? Peut-être chacun de nous ?

 

Je ne le sus pas ; je reçus un coup violent en pleine poitrine. J’eus l’étrange impression de sombrer. Le silence se fit autour de moi, et je tombai sans fin dans les ténèbres.

Quand je repris conscience, j’étais debout devant une vaste étendue d’eau.

Elle évoquait plutôt un lac qu’un océan, car, malgré la brise agréable qui soufflait du large, sa surface lisse reflétait tel un miroir le bleu parfait du ciel.

Sur une plage de sable doré, des gens s’apprêtaient à mettre des barques à l’eau. Pas très loin du rivage, on apercevait une île. J’y voyais de hautes futaies et des prairies mouvantes, qui formaient à mes yeux le plus merveilleux des paysages. Au sommet d’une colline, entre les arbres, se dressait un bâtiment comparable au château que nous avions remarqué en contournant Caster. Mais, au lieu de froides pierres grises, il semblait bâti avec le prisme de l’arc-en-ciel, tant il scintillait, et ses rayons éclatants réchauffaient mon front comme un soleil.

J’étais calme, heureux, et je me souviens d’avoir pensé que, si c’était cela, la mort, mourir était une douce chose. Il me suffisait d’aller jusqu’à ce château. Je courus donc vers le bateau le plus proche, pris d’un grand désir d’y embarquer. Les gens tournèrent leur visage vers moi, et je les reconnus. Ils étaient petits, très petits ; ils avaient des cheveux noirs et des yeux bruns. Le Petit Peuple ! Les Segantii !

M’adressant des sourires de bienvenue, ils m’entraînèrent vers l’embarcation. Je ne m’étais jamais senti aussi heureux, aussi accueilli, attendu, accepté. Ma solitude s’était évanouie.

Or, à l’instant de monter à bord, une main glacée se referma sur mon bras gauche. Je me retournai. Personne !

La pression sur mon bras augmentait à me faire mal. Des ongles m’entraient dans la chair. Je tentai de me dégager et de grimper dans la barque ; le Petit Peuple voulut m’aider. Le bras me brûlait à présent. Je criai, aspirai une douloureuse bouffée d’air, qui se bloqua dans ma gorge ; le corps me picota, puis j’eus chaud, de plus en plus chaud, comme si un feu flambait dans mes entrailles.

 

J’étais couché par terre, dans le noir. Il pleuvait fort, les gouttes de pluie coulaient sur mon front, dans mes sourcils, et tombaient dans ma bouche grande ouverte. J’étais trop faible pour soulever les paupières, mais j’entendais au loin la voix de l’Épouvanteur :

— Laisse-le, jeune fille ! Laisse-le en paix ! On ne peut plus rien pour lui.

J’ouvris les yeux et découvris, penché sur moi, le visage d’Alice. En arrière-fond se dressait le mur noir de la cathédrale. Alice me serrait le bras ; ses ongles s’enfonçaient dans ma peau. Elle se courba plus encore pour me chuchoter à l’oreille :

— Ne compte pas t’en aller comme ça, Tom ! Tu es de retour, maintenant. De retour dans le monde auquel tu appartiens !

J’inspirai profondément. L’Épouvanteur s’approcha, le regard empli d’étonnement. Il s’agenouilla près de moi ; Alice se leva pour lui laisser la place. Il m’aida à m’asseoir et me demanda avec douceur :

— Comment te sens-tu, petit ? Je t’ai cru mort ! Quand je t’ai transporté hors des catacombes, j’aurais juré qu’il n’y avait plus un souffle de vie dans ton corps.

— Et le Fléau ? m’inquiétai-je. Est-ce qu’il est détruit ?

— Pour ça, oui ! Tu l’as achevé, et tu as bien failli périr toi aussi. Peux-tu marcher ? Il vaudrait mieux ne pas traîner par ici.

Par-dessus l’épaule de mon maître, je vis le garde avec ses bouteilles vides à ses côtés. Il était toujours plongé dans son sommeil d’ivrogne ; mais il pouvait se réveiller à tout instant.

Je me mis debout en m’appuyant sur l’Épouvanteur. Tous les trois, nous quittâmes les abords de la cathédrale et empruntâmes les rues désertes.

 

Au début, j’étais faible et chancelant. Quand nous laissâmes derrière nous les derniers quartiers habités pour retrouver la campagne, j’avais déjà recouvré un peu d’énergie. Au bout d’un moment, alors que nous grimpions la colline, je me retournai et jetai un coup d’œil vers Priestown, qui s’étendait à nos pieds. Les nuages s’étaient écartés, et la flèche de la cathédrale étincelait dans le clair de lune.

— On dirait que tout va déjà mieux, dis-je en contemplant le paysage.

L’Épouvanteur suivit mon regard :

— Beaucoup de choses semblent plus belles, vues de loin. Bien souvent, c’est aussi le cas des gens.

La plaisanterie me fit sourire.

— Enfin ! soupira-t-il. Dorénavant, l’endroit sera plus agréable à vivre. Nous n’aurons pas à y revenir de sitôt.

Après une bonne heure de marche, nous trouvâmes une grange abandonnée qui nous servit d’abri. Elle était ouverte à tous les vents, mais nous y étions au sec, et nous eûmes le droit de grignoter un morceau de fromage jaune. Alice s’endormit comme une masse. Moi, je restai assis longtemps, réfléchissant à ce qui était arrivé. L’Épouvanteur ne paraissait pas fatigué. Il demeurait silencieux, les bras serrés autour des genoux. Soudain, il me demanda :

— Comment connaissais-tu le moyen de tuer le Fléau ?

— Je vous ai observé, je vous ai vu viser le cœur…

En proférant ce mensonge, je baissai la tête, envahi de confusion.

— Ce n’est pas vrai, rectifiai-je. Je vous ai espionné pendant que vous parliez avec le fantôme de Maze. J’ai entendu ce que vous disiez.

— Et tu peux avoir honte, petit. Sans compter que tu as pris un risque insensé. Si le Fléau avait lu dans ton esprit…

— Je suis désolé.

— Tu ne m’avais pas dit que tu possédais une chaîne d’argent.

— C’est maman qui me l’a donnée.

— Elle a eu une riche idée ! La chaîne est en sécurité dans mon sac. Jusqu’à ce que tu en aies de nouveau besoin…, ajouta-t-il, lugubre.

Le silence retomba, et l’Épouvanteur se plongea dans ses réflexions.

— Lorsque je t’ai transporté hors des catacombes, poursuivit-il enfin, ton corps avait la froideur d’un cadavre. J’ai vu tant de morts dans mon existence que je suis sûr de ne pas m’être trompé. Puis la fille t’a saisi par le bras, et tu es… revenu. Je ne sais pas quoi en penser.

— J’étais avec les gens du Petit Peuple.

Il hocha la tête :

— Oui, ils doivent être en paix, à présent que le Fléau est détruit, Maze également. Mais toi, mon garçon ? Que ressentais-tu ? Avais-tu peur ?

Je fis signe que non :

— Là où j’ai eu peur, c’est quand j’ai lu la lettre de maman. Elle avait prévu ce qui allait arriver. J’ai senti que je n’avais pas d’alternative, que tout était déjà décidé. Mais, si les événements sont déterminés à l’avance, à quoi cela sert-il de vivre ?

L’Épouvanteur fronça les sourcils et tendit la main :

— Montre-moi cette lettre !

Je la tirai de ma poche et la lui remis. Il la lut attentivement. Ensuite, il me la rendit et ne prononça plus un mot pendant un bon moment. Enfin, il déclara :

— Ta mère est une femme intelligente et perspicace. Ce qu’elle a écrit en témoigne. Elle en savait suffisamment pour deviner mes intentions. Cela n’a rien à voir avec une prophétie. La vie est assez difficile comme ça ; à quoi bon croire à ce genre de chose ? Tu as décidé de descendre l’escalier, alors que tu avais une autre possibilité. Tu aurais pu t’en aller, et rien n’aurait été pareil.

— Mais, une fois que j’ai eu choisi, tout s’est déroulé comme elle l’avait prédit. Trois d’entre nous ont affronté le Fléau, et deux seulement ont survécu, puisque j’étais mort. C’est bien un corps sans vie que vous avez remonté à la surface ! Comment expliquez-vous cela ?

L’Épouvanteur ne répondit pas. Le silence s’éternisant, je m’allongeai et sombrai dans un sommeil sans rêves. Je n’avais pas fait allusion à la malédiction. Je devinais qu’il ne voulait pas.

La malédiction de l'épouvanteur
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